Les étoiles luisaient faiblement dans le ciel, à peine visibles par ceux qui ne se focalisaient pas dessus. Et pourtant ce qu’elles étaient belles ! Cairn appréciait les regarder chaque soir et avait l’impression qu’elles se multipliaient constamment. Elles étaient des guides dans le firmament ténébreux de la nuit. L’enfant s’accouda au renfoncement de la fenêtre de la pièce de vie, ses yeux gris rivés sur ces petites lueurs. Elle ne se lassait jamais du spectacle.
Ce soir-là cependant, quelque chose la taraudait, si bien qu’elle ne resta pas bien longtemps à la fenêtre. Cairn prit un air songeur et se retourna vers sa mère lisant un livre dans un fauteuil. C’était l’activité favorite de Briagha et lui permettait d’être malgré tout présente pour surveiller sa petite fille en cas de soucis.
Cette dernière s’assit sur sa chaise, balançant ses jambes dans un mouvement régulier. Finalement, elle se jeta à l’eau :
« Mère ?
– Oui mon trésor ? répondit la concernée en posant son livre près d’elle, lui donnant toute son attention. Qu’y a-t-il ?
– C’est quoi un ‘nespri’ ? »
La Dame de Haute-Dune se figea dans son mouvement durant de longues secondes, dévisageant sa fille avec intérêt. Cairn cligna des yeux et inclina la tête sur le côté, se pinçant l’intérieur de la joue. Qu’avait-elle dit ? C’était grave ? Ce n’était pas bon signe quand sa mère s’arrêtait ainsi. La dernière fois, elle s’était énervée – chose suffisamment rare pour être marquante.
Cependant, Briagha l’invita à la rejoindre sur ses genoux et ne fit finalement aucun commentaire. La petite ne comprenait pas. Avait-elle dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? Elle descendit de sa chaise, se précipita vers sa mère, s’installa confortablement sur ses genoux. Puis Cairn tourna ses grands yeux gris de petite fille vers elle. Alors ? Elle allait répondre, non ?
« Où as-tu appris ce mot, trésor ? lui demanda enfin Briagha d’une voix douce.
– C’est tantine ! répondit sa fille avec un grand sourire. Cet après-midi, quand on jouait dans le jardin. »
Une expression de surprise passa sur le visage de Briagha, qui disparut alors au profit d’un léger agacement. Cairn se pinça les lèvres et fit la moue. Était-ce mal ?
« Évidemment… j’aurais dû me douter qu’il n’y avait qu’elle pour te raconter des histoires pareilles.
– Du coup c’est quoi des nespri ? insista l’enfant – elle voulait vraiment savoir !
– On dit un esprit, corrigea gentiment la Dame de Haute-Dune.
– Ess… pri ?
– Un esprit oui. »
Cairn gonfla les joues d’un air fier et bomba le torse. Elle avait appris un nouveau mot ! Dans un rire, sa mère lui caressa les cheveux en la félicitant.
« De là où je viens, on dit qu’il y a un monde entier après la mort. Que l’on retrouve des amis et des proches comme si on ne s’était jamais quittés, et qu’on ne craint ni le froid ni la faim.
– Ooooh.
– Et les esprits, ce sont ces gens qui existent ailleurs et qui vivent une autre vie. »
L’enfant fronça les sourcils. Alors… les esprits c’étaient des gens morts qui n’étaient pas vraiment morts ? Elle n’était pas sûre de comprendre. Finalement, ce n’était peut-être pas aussi intéressant que ce que sa tante Melys avait voulu lui faire croire. C’était trop compliqué.
« Alors moi je vois les esprits ? interrogea-t-elle en tentant de comprendre.
– Pardon ?
– Tantine dit que je vois les esprits. »
Cairn n’était pas certaine de ce que l’expression de Briagha à cet instant signifiait, mais elle avait l’impression d’avoir dit une bêtise. Pourtant, c’était Melys qui lui avait répondu cela quand elle avait demandé pourquoi elle voyait des yeux qui la suivaient.
Car depuis toujours, Cairn avait eu le sentiment qu’il y avait quelqu’un d’autre avec elle, même quand elle était toute seule. Elle ne savait pas comment c’était possible ni pourquoi on la suivait – cela lui faisait d’ailleurs un peu peur. Parfois même, elle apercevait de grands yeux turquoise la fixer au coin d’une rue. Le temps qu’elle se rende compte que c’étaient des yeux, ils avaient déjà disparu.
La petite fille essayait de comprendre ce qu’il se passait : est-ce qu’elle rêvait ? Pourtant elle ne dormait pas ! Alors pour en avoir le cœur net, elle s’était confiée à sa tante.
« Pourquoi donc Melys t’aurait dit une chose pareille ? gronda enfin Briagha. Veut-elle nous attirer des ennuis ?
– Il y a des yeux qui me suivent, tenta d’expliquer Cairn d’une toute petite voix. Des yeux tout bleu et vert mais quand je veux les voir ils disparaissent. »
Il y eut un long moment de flottement durant lequel Briagha dévisagea avec stupeur sa petite fille, à la recherche d’un quelconque indice que Cairn n’inventait pas toute cette histoire. Mais l’incompréhension sur le visage de cette dernière lui indiqua alors qu’il n’y avait pas de doute possible.
« Alors Fyddlone avait raison, murmura-t-elle d’une voix si basse que Cairn n’entendit pas tout. Les enfants Fynlaos aussi ont… »
Elle soupira, laissa passer quelques secondes. Réfléchissait-elle ? A quoi ? Briagha prit finalement une grande inspiration et accorda alors un sourire à sa fille.
« Eh bien peut-être qu’il y a vraiment un esprit qui te suit, mon trésor.
– Vraiment ?
– Pourquoi pas ? Il y a énormément de choses inconnues en ce monde tu sais. Les esprits en font partie. »
Cairn écarquilla les yeux avec envie. Oh ! Alors s’il y avait des choses inconnues, elle voulait les découvrir ! Elle pouvait n’est-ce pas ? Elle voulait voyager comme Briagha l’avait fait par le passé ! Et pouvait-elle parler de l’esprit avec ses amis ? Elle voulait leur raconter tout ça ! Elle avait enfin quelque chose d’intéressant à leur dire !
« Vas-tu donc arrêter de lui mettre ces bêtises dans la tête ? » grommela alors une voix provenant du couloir.
Cairn se figea aussitôt et se tourna en provenance de la porte. Dans l’encadrement, tout juste rentré du travail, le Dirigeant Caora de Haute-Dune se tenait. Son père. Le regard froncé, les bras croisés, il n’était visiblement pas d’humeur à plaisanter. Elle grimaça et s’accrocha au cou de sa mère, la tête rentrée dans les épaules.
Caora lui avait toujours fait peur, ce jour-là ne faisait pas exception. Cairn était incapable de dire s’il était fâché contre elle ou contre son travail, mais elle ne chercha pas à savoir. Tenter d’avoir son attention ne ferait qu’envenimer les choses et la petite fille sentait que ce n’était pas le moment de s’expliquer avec lui.
« Nous avons déjà eu cette discussion, rétorqua Briagha sans lâcher son mari du regard. Laisse-la vivre son enfance tranquillement.
– Ce ne sont pas des rêves qui la mettront sur le droit chemin, répondit Caora en claquant des dents. Mais la discipline et la droiture. L’imagination ne lui servira à rien quand elle sera à la tête de cette Cité. »
Il posa ses prunelles vertes sur Cairn. Cette dernière se recroquevilla sous ce regard insistant et inquisiteur. Alors… elle n’avait pas le droit de rêver ? C’était interdit ? Pourquoi ? Elle ne faisait rien de mal !
« Dès qu’elle en aura l’âge, elle rejoindra les Tutellés. Cela lui mettra du plomb dans la tête.
– Je te l’interdis, siffla Briagha en se levant alors, le doigt pointé vers lui. C’est une enfant, pas ton clone ! Moi vivante, elle fera ce qu’elle veut de son avenir. »
Cairn recula et se cala contre un mur, tétanisée. Elle ne pouvait pas faire ce qu’elle voulait ? Pourquoi ? Les autres le pouvaient, eux !
« Dans ta chambre, » ordonna le Dirigeant à l’égard de sa fille.
Cairn sentit les larmes pointer sur les coins de ses yeux, jeta un regard suppliant à Briagha mais cette dernière continuait de faire barrière entre elle et Caora. Finalement, elle détala comme un lapin et monta quatre à quatre les marches avant de s’engouffrer dans sa chambre et d’éclater en sanglots. En bas, dans la pièce de vie, le ton montait. Cairn entendait les cris de ses parents se disputant à son sujet, comme ça l’était fréquemment.
Heureusement, ils ne se tapaient pas. Certains autres enfants de la Cité, eux, avaient des parents qui se frappaient dessus.
C’était au moins ça de gagné.
★ ★ ★
Cairn n’eut pas le droit de sortir durant plusieurs jours. Caora la gardait au manoir familial et s’assurait qu’elle ne le quittait pas – pas même pour aller s’amuser avec sa tante qui passait les voir régulièrement. Depuis la fenêtre de sa chambre, elle apercevait Briagha et Melys qui discutaient des événements récents. Bien qu’elle n’entendait pas leur conversation, leurs expressions corporelles suffisaient pour qu’elle comprenne de quoi elles parlaient.
Melys avait fait une bêtise. Parler d’esprits, à Cairn qui plus est ? Visiblement, elle avait mal fait. La petite fille poussa un long soupir. La prochaine fois, elle ne demanderait pas d’explications, c’est tout.
Elle sursauta quand la porte de sa chambre s’ouvrit d’un coup. Cairn retint son souffle en apercevant Caora sur le pas de la porte, la jaugeant de ses yeux sévères. Elle déglutit, se fit toute petite. Que lui voulait-il ?
« Tu peux aller, grogna-t-il de sa voix de stentor. Sois rentrée avant que ne sonne les trois coups de la cloche, compris ? »
Cairn cligna des yeux, acquiesça faiblement. Alors… elle pouvait sortir ? Certes, elle devait être rentrée avant la fin des entraînements de l’Armée, mais c’était mieux que rester enfermée par ce si beau temps. Elle attrapa ses bottines, les enfila et dépassa son père sans demander son reste, espérant qu’il ne change pas d’avis en cours de route.
« Cairn. »
Elle se figea avant les escaliers. Qu’allait-il lui dire maintenant ? Elle se tourna vers Caora sans rien dire, tétanisée.
« Les autres enfants ne sont pas tes amis.
– Pourquoi ? osa-t-elle enfin demander – après tout, elle en avait des amis !
– Ils profitent de toi. Tu es destinée à prendre ma place, tu n’auras pas d’amis. Fais-toi à l’idée.
– Mais… »
Elle hésita mais n’en fit rien. Pourquoi ajouter quoi que ce soit ? Elle n’aurait jamais le dernier mot avec lui.
« Oui, père. »
Cairn poussa un long soupir et détala. Qu’est-ce qu’il en savait, si elle n’avait pas d’amis ? Elle en avait ! Et elle allait les rejoindre ! La petite fille sortit du manoir, resta quelques secondes sur place. Par derrière, dans le jardin, elle pouvait décider d’aller voir sa mère et sa tante, mais quelque chose l’en dissuada. Elles se disputaient, ce n’était pas le moment de les interrompre.
Jetant un coup d’œil derrière elle, Cairn aperçut la silhouette de son père à la fenêtre de son bureau. Elle serra les dents, déglutit et remonta la rue jusqu’à ne plus être vue depuis chez elle. Caora lui faisait peur. Plus elle s’éloignait de lui, mieux elle se sentait.
Elle déambula dans les ruelles de la Cité, regardant régulièrement si elle n’apercevait pas son groupe de copains dans les gamins qui jouaient çà et là. Après plusieurs dizaines de minutes sans les croiser, elle les trouva enfin près de la fresque de Haute-Dune.
Elle courut pour les rejoindre mais s’arrêta net quand elle rencontra des regards hostiles. Eh bien ? Qu’y avait-il ?
« Regardez qui daigne enfin se ramener ! siffla l’un des gamins. Ça y est, t’as fini de te cacher ?
– … Hein ? répondit la fille de Caora en clignant des yeux. De quoi tu parles ?
– Tu répands des mensonges et après tu te caches dans les jambes de tes parents, gronda un autre en la pointant du doigt. Tu crois qu’on sait pas que tu es derrière tout ça ?
– Mais de quoi vous parlez ? renchérit Cairn qui ne comprenait décidément rien. Père m’a empêchée de sortir, je n’y peux rien. »
Il y eut un rire collectif mais il n’avait rien de marrant. Cairn fronça les sourcils. Elle ne savait pas ce qu’il se passait, en revanche cela ne lui inspirait pas confiance. Que s’était-il passé ces derniers jours pour qu’ils agissent ainsi ? Ne pouvaient-ils pas voir qu’elle ne comprenait rien ?
Elle n’eut pas le loisir d’y réfléchir plus longtemps : une douleur dans la cage thoracique la fit plier en deux et reculer de plusieurs pas. Des larmes au coin des yeux, elle releva difficilement la tête. Un autre enfant, de deux ans son aîné, yeux turquoise et cheveux auburn, la toisait d’un air mauvais. Elle le connaissait ; c’était Mygh, son plus vieil ami et celui avec qui elle s’entendait le mieux. Il venait de lui coller son poing dans la poitrine.
« Mygh… ? interrogea-t-elle difficilement. Qu’est-ce que tu fais ?
– Ça, c’est pour le mensonge que t’as inventé et qui circule dans la Cité, cracha ledit Mygh en attrapant le col de Cairn.
– A-arrête, balbutia la concernée en tentant de le stopper. Je comprends rien à ce qui se passe. »
Mygh fronça les sourcils, la repoussa si violemment que la fille des Dirigeants s’étala de tout son long contre les pavés. Il serra ses poings, la toisa, répondit enfin avec colère :
« Le Dirigeant est venu voir mes parents. Il a dit que j’utilisais ma magie pour t’ensorceler et te détourner de Haje et de ton avenir. »
Il se baissa à la hauteur de Cairn mais ce n’était pas dans un geste bienveillant.
« Est-ce vrai ? siffla-t-il en la regardant droit dans les yeux. Dis-moi en face que c’est ce que je fais. Est-ce que j’utilise mes illusions pour t’ensorceler ?
– Mais non, répondit-elle en se recroquevillant sur elle-même. C’est complètement idiot, je n’ai jamais dit ça !
– Alors pourquoi ton père a prétendu le contraire ? rugit Mygh en tapant du poing près de Cairn. Pourquoi à cause de toi tout le monde pense que je vais devenir un Traître ? Il n’y a qu’une personne pour inventer un truc pareil et en parler au Dirigeant, et c’est toi ! »
Cairn se décomposa sur place en comprenant qu’elle aurait beau tenter de se justifier, aucun des membres de son groupe de copains ne croirait en ce qu’elle dirait. Ils étaient persuadés d’avoir raison. La petite fille sentit que quelque chose s’était brisé chez eux, quelque chose qu’elle ne pourrait jamais réparer.
« Puisque tu aimes tant les mensonges, gronda Mygh, on va en inventer un rien que pour toi. Tu vas regretter d’avoir essayé de m’entourlouper ainsi. »
Il y eut un grondement soudain. Cairn se recroquevilla et tenta de reculer de quelques pas, tandis que les autres s’arrêtèrent dans leur mouvement. Que se passait-il ?
Mygh se retourna vers l’origine du bruit, suspicieux, tandis que les autres faisaient de même.
« Si c’est toi qui t’amuses Cairn, prévint-il d’une voix grave, je te jure que tu vas- »
De l’ombre d’un mur surgit alors une forme décharnée, juste devant Mygh et ses amis. D’une voix commune, ils hurlèrent et déguerpirent alors que la créature poussait un rugissement de colère. Cairn poussa un cri à son tour et tenta de se relever pour fuir mais la vision d’horreur qu’elle avait devant elle tétanisait tous ses muscles et l’empêchait de bouger.
Il n’y avait en réalité pas grand-chose de distinguable, mais les crocs acérés et l’apparence noirâtre de la créature lui indiquaient qu’elle avait en face d’elle une kagryu. Comment était-elle apparue ici, de cette façon ? Que voulait-elle ? Autant de questions pour lesquelles Cairn n’avait pas la réponse. De toute manière, qu’est-ce que cela changerait ? Elle s’apprêtait à être dévorée vivante par la pire des monstruosités du royaume !
Soudain, au loin, résonna la clameur d’une patrouille de Haute-Dune arrivant au grand galop. La kagryu s’arrêta dans son mouvement, fixa Cairn de son regard et disparut alors dans un halo de fumée noire. Les soldats arrivèrent ensuite sur place, interloqués de la disparition du monstre.
« Retrouvez la kagryu ! ordonna un Capitaine à ses subordonnés. Elle ne doit pas faire d’autres dégâts. »
Il se tourna ensuite vers Cairn, toujours tétanisée, des larmes qui coulaient abondamment le long de ses joues. En quelques secondes, il reconnut la petite fille de leur chef et héla l’un de ses soldats :
« Ramène la petite Héritière au manoir. Et informe le Dirigeant de la situation par la même occasion. »
Son interlocuteur acquiesça et aida la fillette à se relever, avant de la prendre par la main dans l’optique de la ramener à ses parents. Avec précaution, ils prirent le chemin du retour et Cairn fut rendue à sa mère. Elle s’écroula en larmes dans ses bras tandis que Briagha tentait en vain de la calmer.
Cette histoire d’esprit avait plus coûté à Cairn que n’importe quoi d’autre jusqu’à présent.
Elle n’était plus sûre de vouloir y croire.